Créée il y a plus de quatre décennies, la Commission de l’océan Indien (COI) suscite aujourd’hui un débat vif quant à sa véritable nature et son utilité pour les États insulaires du sud-ouest de l’océan Indien. Cette organisation régionale regroupe cinq membres – l’Union des Comores, Madagascar, Maurice, les Seychelles et la France (au titre de l’île de La Réunion) – et se veut un cadre de coopération privilégié pour ces îles, parfois désignées sous le nom d’“Indianocéanie”. À l’heure où la COI tient son 5^e sommet de chefs d’État (avril 2025 à Madagascar), plusieurs questions reviennent sur le devant de la scène. La COI n’est-elle qu’une caisse de résonance de la diplomatie française dans la région, étant la seule organisation africaine où Paris siège directement ? Sert-elle principalement de canal pour des financements externes – un puits sans fond d’aide au développement – sans résultats tangibles pour les populations ? Ou bien, au contraire, est-elle en train de devenir un véritable outil d’intégration régionale, capable de rapprocher ces nations insulaires aux destins liés ?
Au cœur de ces interrogations se trouve le cas sensible de Mayotte, 101^e département français situé dans l’archipel des Comores. La situation de Mayotte, revendiquée par l’Union des Comores mais administrée par la France, illustre crûment les défis diplomatiques et identitaires de la COI. Entre enjeux géopolitiques post-coloniaux, nécessités de développement économique, et aspirations à une solidarité régionale renforcée, cet article fait le point – en toute neutralité journalistique – sur les dynamiques actuelles entourant la Commission de l’océan Indien. Des faits récents et initiatives en cours aux regards critiques et témoignages d’acteurs locaux, nous examinerons si la COI penche plutôt vers l’une ou l’autre de ces facettes, ou si elle parvient à les concilier.
Une organisation à l’ombre de la France ?
Dès sa création en 1982, la COI a compté la France parmi ses membres fondateurs, via son département de La Réunion. Cette présence française – unique cas d’un pays européen siégeant aux côtés d’États africains insulaires – a toujours soulevé la question de l’influence de Paris sur l’orientation de l’organisation. La COI se déroule en français (langue de travail officielle) et son identité francophone est réaffirmée dans ses textes actualisés[senat.fr]. La France assure régulièrement la présidence tournante (ce fut le cas encore de 2021 à 2022) et contribue à hauteur de 40 % au budget de fonctionnement de la Commission[senat.fr]. En 2022, sur un budget total modeste de 1,44 million d’euros, la France a versé environ 540 000 €, loin devant Madagascar (29 %), Maurice (20 %), les Comores (6 %) et les Seychelles (5 %)[senat.fr]. Ces chiffres illustrent à la fois le rôle moteur de Paris et la dépendance financière de la COI envers celui-ci.
Poids diplomatique et financement français.
Au-delà des contributions statutaires, la France apporte un soutien politique et technique considérable. Sous sa présidence récente, Paris a impulsé un élargissement du champ d’action de la COI et un renforcement de ses moyens. Le président Emmanuel Macron, lors d’un déplacement à La Réunion en 2019, avait promis de faire de l’intégration régionale un axe majeur de son action ultramarine[senat.fr]. Cela s’est traduit par un programme de travail ambitieux autour de la sécurité maritime, de l’économie bleue, de la gestion des catastrophes naturelles et de la mobilité des jeunes[senat.fr][senat.fr]. La France a aussi détaché un Réunionnais, Vêlayoudom Marimoutou, au poste de secrétaire général de la COI en 2021, assurant une présence française au cœur de l’appareil exécutif de l’organisation[senat.fr]. Ces éléments amènent certains observateurs à considérer la COI comme un outil diplomatique de Paris dans l’Indo-Pacifique.
Par ailleurs, la diplomatie française utilise la COI comme tribune pour ses priorités régionales. En février 2022, pour la première fois, un Conseil des ministres de la COI s’est tenu à Paris, adossé à un forum Indo-Pacifique réunissant les pays de l’UE et les États de la COI[senat.fr]. Cette initiative, saluée comme le signe d’une convergence euro-indienne dans la zone, a aussi montré que la France souhaite intégrer la COI dans sa stratégie plus large de l’Indo-Pacifique. Le risque, aux yeux de certains, est de voir la Commission devenir une courroie de transmission de la politique étrangère française, au détriment d’une voix proprement insulaire. D’autant que la COI, forte de son identité francophone, tend historiquement à s’aligner sur des positions compatibles avec Paris sur la scène internationale.
Le cas Mayotte, révélateur des limites.
Cependant, l’influence française au sein de la COI se heurte à des contraintes diplomatiques bien réelles. L’affaire de Mayotte en est l’illustration la plus marquante. Depuis que cette île a choisi de rester française lors de la décolonisation des Comores en 1974, son statut empoisonne les relations entre Moroni et Paris. Or la COI fonctionne par consensus unanime, ce qui donne à chaque État un droit de veto [fr.allafrica.com]. Ainsi, l’Union des Comores, qui refuse de reconnaître Mayotte comme territoire français, s’oppose depuis toujours à toute participation officielle de Mayotte en son sein. À la demande expresse de Moroni – pays par ailleurs sous perfusion de l’aide française, selon la formule mordante d’un média mahorais [lejournaldemayotte.yt] – la France a accepté que, dans le cadre de la COI, Mayotte ne soit pas considérée comme un de ses départements. Seule La Réunion représente officiellement Paris à la table de la Commission.
Conséquence : la COI se retrouve dans une situation diplomatique ubuesque où la France doit faire profil bas sur Mayotte. Par exemple, un athlète mahorais médaillé aux Jeux des îles de l’océan Indien ne peut entendre la Marseillaise ni voir le drapeau tricolore, car Mayotte n’est pas reconnue comme française dans cette enceinte régionale [lejournaldemayotte.yt]. Cette anomalie est également entérinée à l’ONU, malgré les efforts répétés de Paris pour faire valoir sa souveraineté sur l’île. En avril 2025 encore, lors du sommet de la COI à Antananarivo, le président Macron a publiquement plaidé pour l’intégration de Mayotte dans l’organisation, se heurtant au refus catégorique des Comores qui y voient une provocation [fr.allafrica.com] [fr.allafrica.com].
L’affaire Mayotte montre que la COI n’est pas un simple jouet docile entre les mains de Paris. Au contraire, elle sert aussi de tribune aux revendications post-coloniales de ses membres. À Moroni, société civile et classe politique se mobilisent régulièrement sur ce dossier. « Mayotte est comorienne et ne saurait siéger [à la COI] comme territoire français », martelait ainsi un collectif d’organisations comoriennes le 17 avril dernier, dénonçant l’éventualité d’une reconnaissance de l’île comme département français dans la COI [fr.allafrica.com] [fr.allafrica.com]. Devant des manifestants brandissant des pancartes sans équivoque, des voix comme celle de l’avocat Ibrahim Ali Mzimba ont même appelé les Comores à durcir leurs relations avec la France. « La diplomatie bilatérale a montré ses limites… Mettons fin à cette coopération économique trompeuse. Fermons l’ambassade française ici, et faisons de même avec notre ambassade à Paris », a exhorté ce dernier, invitant son pays à prendre exemple sur Maurice face au Royaume-Uni (allusion à la bataille juridique pour la souveraineté de l’archipel des Chagos) [fr.allafrica.com]. Si ces propos restent minoritaires et symboliques, ils soulignent la dimension passionnelle du contentieux et la façon dont la COI sert de caisse de résonance aux frustrations de décolonisation.
Côté français et mahorais, l’impatience grandit également. Voyant Mayotte tenue à l’écart de l’organisation qu’elle contribue pourtant à financer via les impôts français, certains élus d’outre-mer dénoncent la retenue de Paris. La députée de Mayotte Estelle Youssouffa a ainsi publiquement fustigé « le silence assourdissant du Quai d’Orsay » face aux attaques comoriennes, accusant la France de « louvoyer » pour ménager Moroni. « Dans 15 jours, vous irez avec le président Macron au sommet de la COI, cette organisation régionale financée par la France, par nos impôts, et dont Mayotte ne fait pas partie à cause du veto comorien… Mayotte n’est pas un paillasson sur lequel vous pouvez vous essuyer les pieds pour continuer vos petites affaires avec les Comores », a-t-elle lancé au gouvernement français juste avant le sommet [lejournaldemayotte.yt]. Une charge virulente qui traduit le sentiment d’humiliation ressenti par une partie des Mahorais.
En définitive, la COI apparaît comme un espace diplomatique contraint, où la France – pourtant poids lourd financier – doit composer avec des partenaires plus petits mais farouchement attachés à leurs intérêts régaliens. Plutôt que de dicter l’agenda, Paris se trouve parfois à négocier au cas par cas, sous peine de blocage pur et simple des projets par le jeu de l’unanimité. La gestion de la récente crise migratoire entre Mayotte et les Comores (opération Wuambushu en 2023) l’a démontré : la COI n’a guère pesé pour résoudre ce différend bilatéral, qui s’est réglé directement entre gouvernements. Sur ce plan, la COI peut difficilement être qualifiée de « caisse de résonance diplomatique française » omnipotente – elle est au contraire un théâtre où se jouent les rapports de force franco-comoriens, avec leur lot de tensions héritées de l’histoire.
Un puits sans fond de l’aide internationale ?
L’autre critique fréquemment adressée à la Commission de l’océan Indien concerne son efficacité concrète, au regard des moyens financiers considérables mobilisés en son nom. La COI agit essentiellement via des programmes de développement financés par des partenaires extérieurs. L’Union européenne est de loin le principal bailleur de fonds de l’organisation, avec plus de 87 millions d’euros engagés sur 2018-2022[senat.fr]. Viennent ensuite le Fonds vert pour le climat (53 M€), l’Agence française de développement – AFD (41 M€), la Banque mondiale, le Fonds français pour l’environnement mondial, ou encore la Banque africaine de développement[senat.fr]. Ces montants dépassent de très loin les contributions directes des États membres évoquées plus haut. En somme, la COI vit quasi intégralement de l’aide publique au développement extérieure, s’apparentant à une sorte de plateforme de projets pilotée et financée par la communauté internationale au profit de la région.
Une telle situation soulève deux questions : celle de la soutenabilité financière, et celle de l’impact réel de ces projets. Du point de vue financier, la dépendance extrême aux bailleurs peut inquiéter. Les partenaires ont conscience du problème : dès 2016, l’UE a octroyé un financement inédit de 5 millions d’euros spécifiquement pour renforcer le Secrétariat général de la COI et accroître ses capacités institutionnelles [commissionoceanindien.org] [commissionoceanindien.org]. Lors de la signature de ce soutien, la délégation européenne avait insisté pour que les États membres prennent progressivement le relais, soulignant le caractère temporaire de l’aide et la nécessité pour “leur organisation régionale” d’être pérennisée par leurs contributions propres [commissionoceanindien.org]. Autrement dit, Bruxelles a clairement signifié que la COI ne pouvait rester indéfiniment un créature financière de l’Europe, et qu’il appartenait aux gouvernements de la zone d’investir davantage dans son fonctionnement. En pratique pourtant, peu de progrès ont été faits sur ce front : les budgets nationaux de ces petits États insulaires restent contraints, et la part couverte par l’UE, la France ou d’autres bailleurs demeure prépondérante.
Quant à l’efficacité sur le terrain, le bilan est contrasté. Du côté positif, la COI a permis de réaliser des actions concrètes dans plusieurs domaines (nous y reviendrons dans la section suivante). Mais d’un point de vue macro-économique, l’intégration régionale reste modeste. Le volume des échanges commerciaux intra-COI demeure faible par rapport aux échanges avec l’extérieur. Par exemple, La Réunion n’importe qu’une petite fraction de ses produits de ses voisins immédiats et exporte surtout vers l’Europe [monde-diplomatique.fr] [monde-diplomatique.fr]. Les flux de capitaux intra-régionaux et les mobilités humaines ont longtemps été limités, freinés par des écarts de développement très marqués [monde-diplomatique.fr]. On ne constate pas, à ce jour, de marché commun insulaire ni d’union douanière en gestation sous l’égide de la COI. En réalité, chaque pays poursuit son insertion économique via d’autres cadres : Maurice et Seychelles se sont tournées vers des zones de libre-échange plus larges (COMESA, SADC, etc.), tandis que les Comores et Madagascar restent dépendants d’accords bilatéraux d’aide avec divers pays. La COI, elle, opère surtout par projets ponctuels, souvent pilotés par des experts étrangers et aux retombées parfois diffuses.
Certains détracteurs y voient un gouffre à financements, où les études et ateliers se multiplient sans toujours changer la donne. « Pour les uns, l’aide au développement est un puits sans fond de projets inutiles, de gâchis, de malversations… » écrivait une analyse générale sur les mécanismes d’aide internationale [shs.cairn.info]. Sans aller jusqu’à parler de malversations, la COI a pu être critiquée pour son manque de visibilité auprès des populations locales. Combien de citoyens mauriciens ou malgaches connaissent réellement les actions de la Commission ? L’organisation n’a pas la notoriété d’un grand institution continentale, et sa communication reste technique.
Cependant, il convient de nuancer cette image d’Epinal. De nombreux projets menés via la COI ont apporté des améliorations tangibles dans la vie des îliens, même si cela passe inaperçu du grand public. Par exemple, en matière de santé, la COI anime depuis des années un réseau de surveillance épidémiologique appelé SEGA-One Health, qui a été crucial pour détecter et combattre les épidémies régionales (telles que le chikungunya ou la dengue)[senat.fr][senat.fr]. Ce réseau, soutenu par des programmes financés par l’AFD et l’UE (RSIE3 et RSIE4, pour près de 17 M€ au total), a renforcé les capacités des laboratoires nationaux et permis un partage plus rapide des alertes sanitaires entre îles[senat.fr]. Lors de la pandémie de Covid-19, la COI a coordonné l’envoi d’équipements médicaux vers les îles les moins bien dotées et mis en place une plateforme d’échange d’informations entre ministères de la Santé[senat.fr][senat.fr]. Ces actions, discrètes, ont contribué à sauver des vies.
En matière de sécurité alimentaire, un programme régional financé par l’Europe (16 M€ sur 2021-2025) aide les pays à accroître leur production agricole durable, à améliorer la qualité sanitaire des aliments et à diversifier l’alimentation des familles vulnérables[senat.fr]. Ce genre de projet, moins visible qu’une grande infrastructure, s’attaque pourtant à des enjeux de fond (malnutrition, dépendance alimentaire) qui touchent des milliers de foyers à Madagascar, aux Comores ou ailleurs.
Il en va de même pour la gestion des risques naturels : la COI, avec l’appui conjoint de l’UE, de l’AFD et du Fonds vert, a lancé récemment un ambitieux programme « Hydromet » (56 M€) pour cinq ans[senat.fr][senat.fr]. L’objectif est de moderniser les réseaux météorologiques et hydrologiques des îles, afin d’améliorer les prévisions de cyclones, de pluies diluviennes ou de sécheresses, et d’alerter plus efficacement les populations[senat.fr]. Dans une région frappée régulièrement par des cyclones tropicaux dévastateurs (on se souvient du passage du cyclone Batsirai à Madagascar en 2022, ou du cyclone Kenneth sur les Comores en 2019), cet investissement devrait à terme réduire les dégâts et sauver des vies. Peut-on pour autant le considérer comme un « puits sans fond » ? L’argument devient difficile lorsque ces projets produisent des systèmes d’alerte concrets ou renforcent la résilience d’îles particulièrement exposées.
En revanche, la durabilité de ces résultats demeure posée. Que se passera-t-il lorsque les financements extérieurs arriveront à terme ? Le défi, reconnu par les acteurs eux-mêmes, est d’éviter que la COI ne se contente de « vendre des projets » sans bâtir d’institutions solides. D’où l’effort récent pour réformer l’organisation (voir encadré suivant) et pousser les États membres à s’approprier davantage les programmes. En 2019, lors d’une retraite ministérielle à Moroni, les gouvernements ont exprimé la volonté de moderniser la COI et de l’étendre à de nouveaux domaines[senat.fr]. Cette impulsion a mené à la révision de l’accord général de Victoria, finalement signée en 2020 et en cours de ratification par chaque État. Ce nouvel accord vise notamment à rationaliser le fonctionnement de l’organisation et à la doter d’un cadre stratégique plus clair. L’enjeu sous-jacent est de faire en sorte que les fonds investis produisent un effet structurant et ne se perdent pas en mille actions éparpillées.
En somme, si l’image d’une COI « gouffre financier » peut être avancée par certains – surtout lorsque l’on voit l’ampleur des subsides extérieurs – la réalité est plus nuancée. La Commission a certes besoin de l’aide internationale pour exister, mais elle s’efforce de la traduire en bénéfices concrets. Les critiques portent alors moins sur l’inutilité des projets que sur le manque de visibilité et de coordination globale. Autrement dit, la COI gagnerait à mieux communiquer ses réussites, à impliquer davantage les populations locales et à articuler ses programmes avec une vision d’ensemble d’intégration régionale. Ce qui nous amène à nous pencher sur la troisième facette : celle d’un outil naissant d’intégration.
Les prémices d’une véritable intégration régionale
Malgré les obstacles, de nombreux signes indiquent que la Commission de l’océan Indien est en train d’évoluer en un dispositif de coopération régionale approfondie. Ces dernières années, la COI a élargi son champ d’action à des secteurs autrefois hors de sa portée, avec l’ambition déclarée de construire un espace régional intégré axé sur le développement durable [afd.fr]. Son Plan de développement stratégique 2018-2021 (reconduit ensuite) fixe comme double mission de bâtir une Indianocéanie intégrée et de servir de vecteur à l’action collective extérieure de ses membres [afd.fr]. Quelles sont les avancées concrètes qui laissent penser que la COI pourrait devenir, à terme, un moteur d’intégration régionale ?
Diversification des domaines de coopération.
Jadis centrée sur quelques sujets (diplomatie, commerce, agriculture…)[senat.fr], la COI couvre désormais un spectre très large : paix et sécurité, gouvernance démocratique, santé, éducation, environnement, climat, pêche, économie bleue, culture, justice, connectivité, libre circulation…[senat.fr][senat.fr]. Cette extension, entérinée par l’accord révisé de Victoria, reflète la volonté des États de travailler ensemble sur presque toutes les thématiques d’intérêt commun. Par exemple, la sécurité maritime est devenue un axe majeur de coopération. Le programme européen MASE (Maritime Security) lancé en 2013, auquel la COI participe activement, a permis de mettre sur pied une véritable architecture régionale de surveillance des mers. Deux centres régionaux opérationnels – l’un de fusion d’informations maritimes à Madagascar, l’autre de coordination des opérations aux Seychelles – ont été créés pour mutualiser les renseignements et lutter contre la piraterie, la pêche illégale et les trafics[senat.fr]. Grâce à ce réseau, les marines et gardes-côtes des pays membres échangent plus facilement et mènent des exercices conjoints. La sécurité maritime n’est plus seulement l’affaire de chaque nation isolée, mais bien un effort commun en Indianocéanie.
De même, sur le plan environnemental, plusieurs initiatives collectives sont en marche. Le projet régional Expédition plastique océan Indien (ExPLOI), lancé en 2021, réunit scientifiques, ONG et autorités pour étudier la pollution marine par les déchets plastiques et promouvoir l’économie circulaire[senat.fr]. Il s’accompagne d’actions très concrètes, comme le soutien à des start-up locales de recyclage et la mise en place de politiques publiques de gestion des déchets. Parallèlement, un Plan d’action régional pour l’économie bleue (PAREB) a été adopté en 2020, posant les bases d’une valorisation durable des ressources marines à l’échelle de la COI[senat.fr]. Autant d’initiatives qui tissent lentement un maillage régional sur des sujets autrefois traités uniquement au niveau national.
Mobilité et échanges humains.
Un des marqueurs importants de l’intégration est la facilitation des mouvements de personnes et des échanges culturels. Là aussi, la COI commence à tracer un chemin. Sous l’impulsion de la France et du secrétaire général, l’idée d’un véritable “Erasmus de l’océan Indien” fait son chemin[senat.fr]. En février 2022, des Assises régionales de la formation et de la mobilité professionnelle ont réuni représentants des ministères et centres de formation des cinq pays[senat.fr]. Le diagnostic des besoins a été posé et des axes définis pour créer un programme régional permettant aux étudiants, professeurs et apprentis de circuler plus librement d’une île à l’autre[senat.fr][senat.fr]. Sur cette base, l’AFD planche actuellement avec la COI sur un projet facilitant les mobilités étudiantes intra-régionales[senat.fr]. Concrètement, cela pourrait se traduire par des bourses régionales, des équivalences de diplômes ou des cursus partagés entre universités de la zone. Déjà, l’Université de La Réunion a signé une première convention avec la COI, et des négociations sont en cours avec les universités de Maurice, des Comores, de Madagascar et des Seychelles[senat.fr]. Le but affiché par Emmanuel Macron est de permettre aux jeunes de l’océan Indien de se former chez leurs voisins comme cela se fait en Europe[senat.fr]. S’il aboutit, un tel dispositif renforcerait indéniablement le sentiment d’appartenance à une même communauté régionale, au-delà des frontières.
Par ailleurs, la COI a soutenu des projets de connectivité essentiels pour rapprocher les peuples. Le plus emblématique est le câble internet sous-marin METISS, inauguré en 2021, qui relie directement Madagascar, Maurice, La Réunion et l’Afrique du Sud[senat.fr][senat.fr]. L’organisation a contribué à la coordination de ce projet de 38 M€, désormais opérationnel, qui améliore la bande passante et réduit la latence internet entre ces territoires. Une meilleure connectivité numérique facilite les échanges économiques mais aussi les communications interpersonnelles entre les îles. Sur le plan aérien et maritime, la COI encourage également les initiatives de désenclavement : des discussions ont lieu pour augmenter les liaisons inter-îles et améliorer la coopération entre compagnies (par exemple entre Air Madagascar, Air Austral, Air Mauritius, etc.), même si ce chantier progresse lentement et dépend beaucoup des stratégies commerciales des transporteurs.
Vers une identité collective indianocéanique ?
Derrière ces avancées sectorielles se dessine progressivement le concept d’Indianocéanie – une identité partagée entre ces îles qui combinent héritages africains, asiatiques et européens. La COI se positionne de plus en plus comme le porte-parole des intérêts insulaires dans les enceintes internationales[senat.fr]. Elle a acquis le statut d’observateur auprès de l’Assemblée générale de l’ONU, où elle défend les préoccupations spécifiques des petits États insulaires en développement (PEID) [commissionoceanindien.org]. L’Union européenne, de son côté, reconnaît “le rôle de la COI dans la défense des intérêts des PEID au niveau mondial” et souhaite s’appuyer sur elle dans le dialogue post-Cotonou avec les pays ACP [commissionoceanindien.org] [commissionoceanindien.org]. Cette reconnaissance accrûe indique que la COI n’est plus vue seulement comme un organisme local d’exécution de projets, mais bien comme un acteur diplomatique légitime sur la scène internationale, capable d’exprimer une voix commune sur le climat, la biodiversité ou la pêche, par exemple.
Sur le plan politique, les réformes institutionnelles récentes visent à renforcer la cohésion et la réactivité de l’organisation. Le nouvel accord institue un sommet des chefs d’État et de gouvernement tous les cinq ans (au lieu de rencontres au sommet ad hoc dans le passé)[senat.fr][senat.fr]. Il double la fréquence des Conseils des ministres (deux par an), formalise la tenue de conférences ministérielles sectorielles régulières, et allonge la durée du mandat du secrétaire général à 5 ans non renouvelables pour assurer plus de continuité[senat.fr][senat.fr]. Ces mesures, modestes en apparence, témoignent de la volonté des États membres d’institutionnaliser davantage la COI et d’en faire un forum incontournable pour régler les problèmes communs.
Toutefois, de sérieux défis demeurent sur la route d’une pleine intégration. Le maintien de la règle de l’unanimité pour toutes les décisions, s’il préserve l’égalité souveraine, risque de continuer à paralyser l’organisation sur les sujets sensibles – l’exemple de Mayotte l’a prouvé. Les contentieux territoriaux plus larges, comme celui entre la France et Madagascar sur les îles Éparses (îlots inhabités revendiqués par Antananarivo), planent également en arrière-plan des relations. Ils pourraient à l’avenir soit trouver un début de résolution via la COI (si Paris et Tananarive s’accordent à utiliser cette enceinte pour en discuter), soit au contraire compliquer la donne. Pour l’instant, la question des Éparses est traitée séparément (une commission mixte historique franco-malgache a été annoncée en 2023 en marge du sommet), mais elle illustre comment les passifs coloniaux pèsent sur la coopération régionalelemonde.fr.
En outre, l’intégration économique bute sur de gros écarts de développement et des économies peu complémentaires. Maurice, pays à revenu intermédiaire élevé, n’a pas les mêmes priorités que les Comores, classées parmi les pays les moins avancés. Les opportunités d’échanges commerciaux restent limitées par la nature des productions (beaucoup de services à La Réunion, de l’agro-industrie à Maurice, une agriculture vivrière à Madagascar, etc.) [monde-diplomatique.fr]. La COI a mis en place un réseau Cap Business Océan Indien réunissant les chambres de commerce et le secteur privé régional, afin de stimuler les investissements croisés et partenariats d’affaires[senat.fr]. Une première rencontre des entrepreneurs de la zone, en novembre 2021, a débouché sur un “plaidoyer du secteur privé” pour renforcer la coopération économique[senat.fr][senat.fr]. C’est un signal encourageant, mais la construction d’un véritable espace économique intégré nécessitera du temps, des réformes intérieures (pour harmoniser normes et faciliter les transactions) et sans doute l’appui continu d’investisseurs extérieurs.
Malgré ces obstacles, la dynamique actuelle de la COI suggère qu’elle est plus qu’un simple club diplomatique. Les initiatives décrites plus haut montrent une organisation en ébullition constructive, tentant de relever simultanément des défis sécuritaires, sanitaires, climatiques et éducatifs communs. Le fait que des puissances comme la Chine demandent le statut d’observateur (obtenu en 2020 avec une première contribution de 90 000 € au budget[senat.fr]) ou que le Japon finance des projets (par ex. un projet de connectivité portuaire achevé en 2021[senat.fr][senat.fr]) indique que l’institution gagne en importance stratégique aux yeux d’acteurs extérieurs. La COI suscite des convoitises diplomatiques, ce qui est souvent le lot des organisations régionales émergentes dans des zones névralgiques. Reste à transformer l’essai en asseyant son autonomie financière, en approfondissant la confiance politique entre ses membres et en produisant des bénéfices visibles pour les populations, afin que ces dernières s’approprient à leur tour le projet indianocéanique.
Entre dépendances et ambitions, une voie étroite à tracer
La Commission de l’océan Indien apparaît, au regard des dynamiques actuelles, comme une entité aux multiples facettes. Caisse de résonance diplomatique française ? Elle l’est partiellement par son ADN francophone et le rôle moteur de Paris, mais elle a prouvé qu’elle pouvait aussi mettre la France au défi sur des questions comme Mayotte, démontrant une relative indépendance des petits États lorsqu’il s’agit de leurs intérêts vitaux. Puits sans fond d’aide au développement ? Les ressources externes coulent abondamment dans son sillage, certes, et l’efficacité de chaque euro peut prêter à débat. Néanmoins, qualifier ainsi la COI serait occulter les avancées concrètes qu’elle a permises en matière de santé publique, de gestion des risques ou de protection de l’environnement. La vraie question porte moins sur le volume de l’aide que sur la capacité de la région à la transformer en acquis durables – un défi encore en cours.
Enfin, la COI est-elle un outil d’intégration régionale en devenir ? Les faits récents tendent à l’indiquer. Certes, l’Indianocéanie n’est pas encore une Union européenne de l’hémisphère sud. Mais les germes d’une intégration se trouvent dans les projets décrits (sécurité maritime commune, échanges universitaires, marché numérique interconnecté, etc.). À mesure que ces coopérations tissent des liens de confiance, elles préparent le terrain à une solidarité régionale plus institutionnalisée. En renforçant ses structures, en se dotant d’une vision à long terme et en impliquant aussi la société civile, la COI pourrait progressivement dépasser le rôle de “club d’États aidés” pour devenir un véritable cadre fédérateur des îles du sud-ouest de l’océan Indien.
En conclusion, la Commission de l’océan Indien navigue entre deux écueils et un horizon prometteur. Elle doit éviter de rester le porte-voix d’un seul (fût-ce la France, membre influent) ou le réceptacle passif de fonds aux résultats incertains, et s’efforcer de concrétiser sa raison d’être originelle : favoriser un développement solidaire et intégré de la région. Le chemin est exigeant, semé de sensibilités nationales et de dépendances exogènes, mais il est emprunté pas à pas. Comme l’affirmait le secrétaire général de la COI, “notre crédibilité et [notre] volonté commune [sont] de voir la COI jouer un rôle grandissant sur la scène régionale et internationale” [commissionoceanindien.org]. Reste à transformer l’essai, pour que dans quelques années la question ne se pose plus en ces termes – la COI s’imposant d’elle-même comme un acteur clé, ni annexe diplomatique, ni gouffre financier, mais bien pilier d’une Indianocéanie unie dans sa diversité.